Guide pour sorties très bêtesEspace membre
 - Image 2

Les dauphins d'eau douce

4 Novembre 2024

(Image : Adobestock - Dauphin rose de l'Amazone en train de chasser dans le Rio Negro)

De l’incarnation de Poséidon le Dieu de la mer et les multiples récits de marins, navigateurs, pêcheurs ou pirates depuis l’Antiquité jusqu’à Flipper le dauphin (1964) ou le film Le Grand Bleu (1988), le dauphin tient une place à part dans le règne animal aux yeux de l’Homme et ce depuis bien longtemps.

Se déclinant en 43 espèces distinctes, on imagine souvent les dauphins à l'image du grand dauphin comme un mammifère marin évoluant dans les mers et océans du monde entier. Il existe pourtant des espèces exclusivement dulçaquicoles, c’est-à-dire vivant et se reproduisant exclusivement en eau douce. D’allure un peu étrange voire disgracieuse et primitive par rapport à leurs cousins des océans, ces espèces mystérieuses et fascinantes hantent les plus grands fleuves d’Asie et d’Amérique du Sud et comptent parmi les animaux les plus menacés de notre planète.

Après avoir évoqué leur classification particulière dans le monde animal et les diverses espèces de cétacés à dents que l’on peut observer en eau douce, nous nous intéresserons aux caractéristiques des dauphins d’eau douce avant de vous proposer un portrait de chaque espèce. Enfilez combinaison, masque, tuba et sonar (car la vue est parfois secondaire dans les eaux troubles de l’Amazone, de l’Orénoque ou du Gange !), nous plongeons à la découverte du Boto, du Baiji et du Sousouc !

 - Image 2

DIFFERENTES ESPECES DE DAUPHINS CAPABLES D’EVOLUER EN EAU DOUCE

(Image : Tucuxi (Sotalia fluviatilis) - Wikimedia Commons - Franklin Checa - CC BY-SA 4.0)

Mammifères aquatiques grégaires à l’intelligence remarquable et chargés de symboles dans toutes les cultures humaines qui les côtoient, les dauphins sont des animaux fascinants qui appartiennent à l’infra-ordre des cétacés (aux côtés des baleines, orques, marsouins et narvals) et au sous-ordre des Odontocètes (qui regroupe les cétacés à dents), distinct de celui des Mysticètes (comprenant les cétacés à fanons).

Si les incursions de dauphins dans les fjords et estuaires sont assez communes, certaines espèces remontent plus loin le cours des fleuves et des rivières et y sont régulièrement observées.

Citons notamment :

  • Le marsouin aptère Neophocaena asiaeorientalis aussi appelé ‘Princesse du Yangtsé’, un mignon petit cétacé au rostre court et démuni d’aileron dorsal qui fréquente les côtes et estuaires d’Asie et dont une petite sous-population (ssp. Asiaeorientalis) aujourd’hui En Danger Critique d’Extinction s’est installée à demeure dans le Yangtsé en Chine.
  • Le tucuxi Sotalia fluviatilis (prononcez ‘toukouchi’) aussi appelé sotalie de l’Amazone ou encore dauphin de l’Orénoque, un dauphin côtier qui évolue également dans les eaux de l’Amazone et de l’Orénoque.
  • Le dauphin de l'Irrawaddy ou orcelle de l'Irrawaddy Orcaella brevirostris, un petit dauphin d’1 m de long qui ressemble au béluga et qui fréquente les fleuves Irrawaddy et Mékong en Asie du Sud-Est.
  • Le dauphin de la Plata Pontoporia blainvillei aussi appelé Franciscain, un dauphin petit format (de 1,60 m à 1,80 m de long) qui vit le long des côtes et dans les estuaires du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay.
 - Image 2

QUELS SONT LES ‘VRAIS’ DAUPHINS D’EAU DOUCE ?

(Image : Le boto ou dauphin rose de l'Amazone - Adobestock)

Parmi ces espèces, il n’y a toutefois que le dauphin de la Plata qui soit rattaché à la super-famille des platanistidés regroupant les vrais dauphins d’eau douce.

Outre notre ami Franciscain (famille des Pontoporidés) donc, les dauphins de rivières vivent :

  • dans les bassins du Gange et de l’Indus où vivent le dauphin du Gange Platanista gangetica et son espèce sœur/sous-espèce le dauphin de l’Indus Platanista minor, famille des Platanistidés) ;
  • dans le fleuve Yangtsé en Chine pour le baiji ou dauphin de Chine Lipotes vexillifer, famille des Lipotidés ;
  • et en Amazonie pour le dauphin rose de l’Amazone Inia geoffrensis aussi appelé boto ou encore Inie de Geoffroy, famille des Iniidés.

Intéressons-nous plus avant à ces espèces – en mettant volontairement de côté le dauphin de la Plata qui malgré sa classification a davantage l’allure d’un dauphin ‘classique’.

 - Image 2

LES DAUPHINS D’EAU DOUCE, DES CETACES TRES PARTICULIERS

(Image : Comparaison par taille de divers Platanistidés* by Jaime Bran avec en C le dauphin de la Plata, E le Boto, F le dauphin du Gange et G le baiji ; les autres sont des espèces éteintes - Wikimedia Commons – CC BY 4.0)

Les dauphins d’eau douce se distinguent aisément de leurs cousins marins par plusieurs caractéristiques spécifiques qui permettent de les reconnaître au premier coup d’œil :

  • un cou très mobile en raison de vertèbres non soudées qui leur permet tourner la tête sur le côté à la manière du béluga ;
  • un aileron dorsal atrophié voire inexistant comme chez le boto ; 
  • des nageoires pectorales puissantes, larges et digitiformes, véritables pagaies qui leur permettent de manœuvrer avec une grande agilité dans des zones très peu profondes et/ou encombrées de troncs, racines et végétation comme peuvent l’être les zones de forêt immergée dans lesquelles s’aventure sans crainte le dauphin rose de l’Amazone ;
  • des yeux et nerfs optiques atrophiés (le cristallin ayant même disparu chez les espèces indiennes), les dauphins d’eau douce utilisant davantage l’écholocation et leur sonar que leur vue pour s’orienter dans les eaux souvent troubles de leur biotope ;
  • un bec flexible long et fin avec des soies sensorielles (pour l’espèce sud-américaine) courant le long de long de leur rostre et qui les aident à trouver leurs proies dans la vase et le fond boueux des rivières ;
  • une dentition variée et importante avec plusieurs types de dents dont des dents très acérées à l’avant agissant comme une nasse inviolable pour attraper les poissons, comme chez le boto sud-américain qui est doté de 25 à 35 paires de dents différenciées avec de véritables broches pointues à l’avant (pour saisir les proies) à la façon du gavial et des dents fortes et plates à l’arrière capables de broyer les carapaces des crabes et des tortues de rivière ou les os et écailles des poissons-chats.

* Ce visuel mis à disposition sur Wikimedia est issu d'une étude sur les origines des Platanistidés dont on vous reparle juste après ;)

LES DAUPHINS D’EAU DOUCE SONT-ILS DES DAUPHINS PREHISTORIQUES ?

(Vidéo : 'Le cynthiacetus | Monstres disparus' ; Chaîne : Le Blob sur Youtube)

A voir leur aspect et leurs caractéristiques, on serait tenté de considérer les dauphins d’eau douce comme des versions primitives des espèces marines actuelles. Est-ce le cas ?

Remontons le temps avec le Muséum National d’Histoire Naturelle pour revenir aux origines des cétacés !

Durant l’ère géologique de l’Eocène il y a quelques 55 millions d’années sont apparus les premiers archéocètes, des mammifères aux mœurs semi-aquatiques comme Pakicetus, le doyen du groupe (pour ceux que l’on connaît) qui possédait sabots, poils et dents pointues et dont la structure particulière de l’oreille interne lui permettait d’isoler des sons en milieu aquatique.

Il y a 48 à 47 millions d’années, on trouve ensuite Ambulocetus natans, le ‘cétacé qui marche et qui nage’, un mammifère carnivore qui mesurait dans les 3 m de long. Cet animal possédait quatre pattes palmées et devait se propulser avec ses pattes postérieures, chassant ses proies dans les eaux peu profondes et revenant à terre pour se reproduire.   

Un bond dans le temps d’une bonne dizaine de millions d’années et nous voici il y a 35 millions d’années durant l’ère du Paléogène. Les calottes polaires se forment et les températures baissent, une ère durant laquelle on peut alors croiser dans les mers et océans du globe le Cynthiacetus et ses 9 m de long, un membre de la famille des redoutables Basilosauridés qui sont les ancêtres des baleines et des orques. Exclusivement aquatique et excellent nageur grâce à sa queue musclée et puissante, il possédait encore de toutes petites pattes arrières, derniers vestiges de membres postérieurs appelés à disparaître chez les espèces qui lui succèderaient.

Un nouveau bond dans le temps et nous voici lors de l’ère géologique du Miocène (de -25 à -5 millions d’années), une période marquée par une succession de hausses et de baisses successives du niveau des mers. Une hypothèse est que des ancêtres marins des dauphins d’eau douce actuels fréquentant les estuaires se seraient aventurés plus avant dans les rivières et y seraient finalement restés il y a quelque 10 millions d’années faute d’accès à la mer.

Si cette hypothèse s’avère exacte on ne peut donc pas vraiment considérer les dauphins d’eau douce comme des dauphins primitifs mais plutôt comme des dauphins issus d’ancêtres qui auraient évolué depuis plusieurs millions d’années distinctement des espèces marines.

Pour aller plus loin sur les origines des dauphins d’eau douce, des scientifiques ont remonté le fil de leurs ancêtres qui vivaient au Miocène en identifiant notamment par exemple Pebanista, un dauphin géant de l’Amazone qui y vivait il y a 16 millions d’années. Voir l'article (en anglais) sur les origines des Platanistidés dont est issue l'illustration du paragraphe précédent, avec la représentation d'espèces éteintes telles que Macrosqualodephis ukupachai (A), Zarhachis flagellator (B) et donc Pebanista (D) – dauphin géant de l’Amazone, espèce éteinte qui vivait dans la proto-Amazone péruvienne il y a 16 millions d’années.

BOTO, LE DAUPHIN ROSE DE L’AMAZONE

(Vidéo : 'Le mystérieux dauphin rose de l'Amazone', Chaîne National Geographic Wild France sur Youtube) 

Le dauphin de l’Amazone (Inia geoffrensis) est aussi appelé dauphin rose car il une peau de couleur gris-bleu qui vire au rosé sur sa face ventrale. Mesurant de 2 m à 2,60 m de long pour un poids de 100 kg à 160 kg, on l’appelle également boto (et ses variations botu, butu, boutu, boutou...) ou encore inie de Geoffroy.

Doté de petits yeux, il a un melon frontal très développé pour utiliser l’écholocation qui lui permet de s’orienter et chasser avec une précision remarquable dans les eaux souvent troubles et encombrées où il évolue. Loin de se contenter du lit principal des fleuves et rivières, il est capable d’explorer une grande variété de biotopes aquatiques et jusqu’à des incursions dans les forêts inondées.

Il vit en petits groupes dans l’Amazone, l’Orénoque et des affluents et est réputé pour son caractère curieux, n’hésitant pas à s’approcher facilement des bateaux et des nageurs.

Animal sacré surnommé ‘le roi des eaux sombres’ et porteur de nombreuses légendes pour les populations locales, on lui prête notamment un pouvoir d’attraction irrésistible sur les jeunes femmes qu’il charmerait pour les entraîner au fond de la rivière.

Trois populations distinctes de botos ont été identifiées qui évoluent sur des bassins distincts et sont maintenant considérées comme trois espèces distinctes.

L’assèchement dramatique de la région en raison du changement climatique (voir le dramatique épisode de sécheresse qui a frappé l’Amazonie à l’été 2024) questionne la survie du boto, animal qui a le statut d’espèce ‘En danger’ sur la liste rouge des espèces menacées et qui a connu un déclin marqué de sa population avec une chute de 65% de ses effectifs sauvages en une vingtaine d’années (voir l'article du Monde sur le déclin des populations de vertébrés), l’espèce étant victime de captures accidentelles dans les filets de pêche ou volontaires quand certains pêcheurs utilisent encore sa chair pour  servir d’appât.

 - Image 2

BHULAN, LE DAUPHIN DU GANGE & LE DAUPHIN DE L’INDUS

(Image : Dauphin du Gange - Wikimedia Commons - Kukil Gogoi - CC BY-SA 4.0)

Aussi appelé susu, sousouc ou encore bhulan, le dauphin du Gange Platanista gangetica est une espèce qui a le statut 'En Danger'.

Comme son cousin de l’Amazone, il a une peau de couleur grise qui vire au rosé sur la face ventrale. Long de 2,10 m à 2,60 m, il pèse en moyenne dans les 85 kg. S’il a certes des yeux minuscules, son puissant système de sonar et son bec long et étroit garni de 26 à 39 paires de dents acérées en font un champion de la pêche sous-marine et un super prédateur de son biotope.

Evoluant dans le bassin du Gange, du Brahmapoutre et du Meghna ainsi que celui du fleuve Karnaphuli (au Bengladesh), il se montre timide et très méfiant vis-à-vis de l'Homme et vit généralement soit seul soit en petits groupes mais peut se regrouper en troupes plus nombreuses. Entre l’Inde, le Népal et le Bengladesh, sa population totale serait estimée à un peu moins de 5.000 dauphins.

Proche du dauphin du Gange y compris géographiquement, on trouve dans la rivière Indus et uniquement au Pakistan Platanista minor, le dauphin de l’Indus, une espèce qui ne vit que dans une portion de la rivière et qui ne compterait que quelque 2.000 individus.

Les deux espèces sont classées ‘En danger’ sur la liste rouge des espèces menacées de l’UICN. Evoluant dans des fleuves où la pression humaine est très forte entre pêche intensive, barrages et pollution, l’avenir des dauphins du Gange et de l’Indus passe par de nécessaires programmes de sauvegarde si on ne veut pas qu’ils subissent le même sort que leur cousin de Chine…

 - Image 2

BAIJI, LE DAUPHIN DU YANGTSE

(Image : Dauphin baiji et marsouin aptère - Wikimedia Commons - FlyingBatt - CC BY 4.0)

Parler de la dernière espèce de dauphin d’eau douce s’apparente malheureusement plus à une chronique mortuaire car le dauphin de Chine Lipotes vexillifer aussi appelé Baïji qui vit dans le fleuve Yangtsé est aujourd’hui probablement éteint car malgré plusieurs expéditions scientifiques pour tenter d’attester sa présence, il n’a plus été observé officiellement depuis le début des années 2000.

Mesurant de 2,20 m à 2,50 m de long pour un poids de 125 kg à 160 kg, il vit/vivait dans les cours moyens et inférieurs du fleuve qui comptent aussi parmi les bassins versants les plus densément peuplés au monde. Dauphin timide et furtif évoluant en très petits groupes de 2 à 6 individus, cette grande discrétion est peut être le dernier espoir de sa survie hypothétique et qui fait qu’à ce jour l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature ne l’a pas encore officiellement déclaré éteint mais ‘En danger critique d’extinction’.

Surpêche et pêche illégale, captures accidentelles dans des filets aux mailles serrées, barrages qui fragmentent les populations, canaux d’irrigation, pollution par les déchets et les rejets d’eaux usées non traitées, braconnage et densité du trafic fluvial qui brouille les sonars des dauphins : il est malheureusement probable que tous ces périls qui pèsent sur toutes les espèces de dauphins d’eau douce aient eu raison du protecteur des pêcheurs chinois, même si l’espoir subsiste encore dans le Yangtsé pour son petit cousin le marsouin aptère.

Partout où ils sont présents en Asie et en Amérique du Sud les dauphins d’eau douce comptent parmi les mammifère les plus menacés de la planète comme le rappelle le WWF car ils évoluent dans les grands fleuves et leurs bassins, des zones soumises à une pression humaine et environnementale sans équivalent.

L’Homme du XXIème siècle sera-t-il capable de ménager et restaurer des espaces de vie  suffisamment préservés pour permettre à ces espèces de continuer à vivre à ses côtés et tout mettre en œuvre pour que survivent les Esprits de la rivière ?

Crédit article : © Julien PIERRE
Retour à la liste

Commentaires sur cet article

Poster un commentaire
Top